CENTRE D'ETUDES HISTORIQUES - 11270 FANJEAUX
LES CAHIERS DE FANJEAUX
Par Jean-Louis Biget, professeur émérite à l'ENS-LSH. (Juillet 2011)
Cahiers 1 à 11. Une ambition : démythifier le XIIIe siècle méridional
La croisade contre les Albigeois, première croisade lancée dans un pays de la chrétienté romaine, a constitué un phénomène essentiel dans l’histoire religieuse du Midi. Elle a conféré à celle-ci une originalité particulière. Elle a frappé les esprits pour longtemps et nourri des mémoires diverses, souvent éloignées de la réalité des faits. Les années soixante du XXe siècle, encore proches de la seconde guerre mondiale et marquées par la décolonisation, ont favorisé la vulgarisation d’une image de l’Occitanie médiévale, construite sur des oppositions fortes, mais simplificatrices : tolérance/fanatisme, oppression, asservissement/liberté, démocratie, colonisation/décolonisation, oppression/résistance. D’évidence les constructions mémorielles du passé occitan, frappées au coin des préoccupations contemporaines, souffraient d’anachronismes. Elles s’avéraient de plus très réductrices, car elles ramenaient l’essentiel des phénomènes religieux du XIIIe siècle méridional à la croisade et à l’inquisition. Dans ce contexte, Étienne Delaruelle et Marie-Humbert Vicaire, historiens réputés de L’Église et du sentiment religieux, ont souhaité montrer que l’époque médiévale ne saurait être comparée au XXe siècle et que les réalités spirituelles des pays d’oc présentaient alors une richesse foisonnante, qui débordait largement les dissidences. Pour revenir aux documents et aux faits de manière aussi scientifique et objective que possible, ils ont conçu le projet de rassembler tous les ans autour d’un thème précis les spécialistes indiscutables de la question, dans un esprit d’ouverture et de collaboration. Ils se sont assurés à cette fin le patronage de la Faculté des Lettres et de l’Institut Catholique de Toulouse, représentés par Philippe Wolff et Mgr Élie Griffe, et celui des Archives de la Haute-Garonne, en la personne de leur directeur de l’époque, Henri Blaquière. Ils ont également bénéficié de l’appui des éditions Privat. Cette maison toulousaine a publié, selon des modalités contractuelles diverses, tous les Cahiers de Fanjeaux. Étienne Delaruelle , évoquant les colloques, écrivait alors : «Ces sessions seront strictement scientifiques, ouvertes donc à tous avec une liberté absolue de parole, ou elles ne seront pas » . Les Cahiers s’avèrent effectivement le fruit de contributions élaborées par des auteurs d’horizons différents et d’opinions diverses. Il en résulte une densité historique à la fois exceptionnelle et exemplaire.
Les premiers colloques (et les premiers Cahiers) ont eu pour but d’éclairer les réalités religieuses et spirituelles du XIIIe siècle occitan dans toute leur étendue et leur profondeur. L’actualité des années soixante du XXe siècle a conduit les promoteurs des Cahiers à s’intéresser d’abord aux deux formes d’évangélisme développées dans le Languedoc après 1200, celui des contestataires de l’orthodoxie, vaudois et bons hommes, et celui de saint Dominique et de ses frères, qui ont joué un rôle déterminant dans le tournant pastoral qui a réconcilié l’Église et la société du temps. Il est en effet notable qu’éclosent en Occitanie, à l’époque même de la croisade, une pastorale nouvelle et un ordre nouveau, celui des frères Prêcheurs, qui tient une place majeure dans le développement ultérieur de l’Église. C’est pourquoi le premier colloque, celui de 1965, publié en 1966, fut consacré à saint Dominique. Il évoquait l’aggiornamento représenté par la nova religio des Prêcheurs. Ceux-ci apportaient une révolution dans la manière de vivre la pauvreté collective, en action sur le monde, et non plus dans le confinement des monastères ; une révolution dans le rapport aux fidèles, par le développement d’une prédication substituant l’échange à l’autorité ; une révolution dans le rapport des religieux à l’étude, car leur ordre devint rapidement une pépinière de docteurs, illustrée par le plus grand de tous, saint Thomas d’Aquin ; une révolution enfin dans le recrutement des frères, car l’ordre associa, dès son origine, nobles et bourgeois, opérant au sein de l’Église l’intégration de l’aristocratie du sang et de la naissance d’une part, et de l’aristocratie du savoir et de la richesse d’autre part ; antérieurement en effet, les moines de chœur, noirs ou blancs appartenaient tous à la noblesse.
L’ordre des Prêcheurs, naît à Toulouse, en réponse à des dissidences, dont les Cahiers suivants ont tenté d’approfondir la connaissance. Le second fut consacré aux vaudois, thème relativement neuf pour l’Occitanie médiévale et la France du Midi en général . Il comportait un volet traitant des Pauvres catholiques, vaudois rentrés dans l’Église, afin de montrer que celle-ci ne se caractérisait pas seulement par la répression, mais constituait également une instance de conversion et d’accueil. Le troisième des Cahiers fut naturellement voué aux « cathares ». Les réunions de Fanjeaux s’intéressèrent ensuite aux moyens mis en œuvre par l’Église pour lutter contre les dissidences, avec le souci de mettre en évidence en 1968 le lien entre paix de Dieu et guerre sainte, la croisade appartenant à un ensemble plus vaste de données spirituelles et factuelles, le negotium pacis et fidei. De manière générale, l’action de l’Église en Languedoc au XIIIe siècle comporte toujours deux versants : l’un destiné à contenir les dissidences, l’autre à persuader et convertir les dissidents. Le cinquième Cahier, qui traite des universités languedociennes, rappelle que l’université de Toulouse est fondée en concomitance avec le traité de Paris de 1229, lequel entérine la défaite de Raimond VII ; cette création correspond à coup sûr à une volonté d’encadrement intellectuel et spirituel, mais elle s’accompagne d’une autre visée, celle de développer la théologie naturelle et de montrer, contre les bons hommes qui l’attribuent à Satan, que le monde correspond à une pensée de Dieu. Le sixième Cahier, quant à lui, évoque l’inquisition et présente un volet positif, décrivant le renouvellement et le développement d’institutions originales dans les domaines de la foi et des mœurs. Le Cahier suivant fut légitimement consacré aux ordres mendiants, acteurs majeurs des innovations pastorales. Puis, en 1973, le colloque se tourna vers l’architecture religieuse spécifique du Midi toulousain : un gothique pensé comme une arme contre l’hérésie. La première décennie des rencontres de Fanjeaux fut close par l’examen du franciscanisme et de sa déviance, le mouvement des Spirituels. On sait que ce phénomène trouve son expression majeure en Languedoc et en Provence, avec des prolongements en Italie. L’épicentre méridional de l’agitation se situe à Narbonne, autour de Pierre Déjean-Olieu (vel Olivi) et de sa mémoire. Sous la conduite du frère mineur, Bernard Délicieux, une coalition fédère les dissidences, celle des bons hommes et celle des Spirituels, contre la papauté et les Prêcheurs. Il en résulte une contre-attaque monumentale de poids : la construction de Sainte-Cécile d’Albi, achèvement du style gothique toulousain, puis après l’accession de Jacques Duèse au trône pontifical, la condamnation sévère de Bernard Délicieux et des Spirituels. La question de la minorité franciscaine a donné lieu à de nombreux travaux depuis 1973 , mais à cette date les mises au point effectuées à Fanjeaux ouvraient des voies novatrices et fécondes.
Étienne Delaruelle, puis Marie-Humbert Vicaire, ont réussi à rassembler à Fanjeaux, durant la première décennie des colloques les meilleurs spécialistes. D’abord les chefs de file de l’histoire médiévale en France, Jacques Le Goff et Georges Duby, respectivement présidents de la cinquième et de la dixième session. Puis Michel Mollat, Alphonse Dupront, Odette Pontal, Jean Gaudemet, Raimonde Foreville, Christine Thouzellier, Pierre Michaud-Quentin, Charles Higounet, Bernard Guillemain. Et des représentants majeurs de l’université de Toulouse, Paul Ourliac, Henri Gilles et Marcel Durliat. René Nelli s’associa plusieurs fois avec eux. Yves Dossat apporta de manière constante le soutien de son érudition sans faille. Des savants étrangers vinrent prêter leur concours à l’entreprise : Kurt-Viktor Selge, Raoul Manselli, Jean Gonnet, Rita Lejeune et Eugène Dupré-Theseider. À la fin de la période apparurent des historiens nouveaux effectuant des recherches sur le Midi médiéval et surtout une solide équipe provençale, composée des PP. Amargier et Montagnes, de Noël Coulet, Claude Carozzi et Jacques Paul.
Cahiers 12 à 20. Une identité renouvelée : la "Collection d’histoire religieuse du Languedoc"